20 mars 2016

Vivre sa maladie : oxymore social ?

D’un coup, ne plus « appartenir à l’armée des gens d’aplomb », comme l’écrit Virginia Woolf dans son témoignage De la maladie (1926) toujours si pertinent, n’est évidemment pas anodin pour la suite de son existence, et ce d’autant plus que les bien-portants vont modifier leur façon d’être à notre contact dans un mélange de peur, de rejet voire de dégoût. Cette insidieuse mise en quarantaine, quels visages prend-elle et quelle voie comportementale adopter pour compenser ces réactions et tenter de s’approprier au mieux ce qui reste un temps de vie, même s’il s’impose comme le dernier ?
A l’éprouvante maladie vient s’ajouter un rejet social plus ou moins larvé, mais qui peut constituer la prise de conscience, pour le gravement malade, de la plus bénéfique manière de vivre avec ce mal en soi.

Le premier acte de son intime tragédie s’articule autour d’une information médicale qui nous fait basculer dans ce « sentiment de vie contrariée » ainsi que le résume Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique. Cette sidérante nouvelle, tel un coup de massue de notre corps à notre esprit, s’accompagne souvent d’une déflagration sociale, depuis notre cercle relationnel jusqu’à la sphère professionnelle, qui risque d’obscurcir davantage cette étape indésirable de notre existence. Si le « miroir embarrassant pour notre société », qu’aborde Cécile Huguenin (Alzheimer mon amour) dans le cas spécifique d’une terrible maladie neurodégénérative, n’apparaît quasiment plus aujourd’hui comme une colère divine, délirante justification exogène, une pandémie comme le Sida s’est bien traduite, dans la fantasmagorie d’une partie des sociétés touchées, comme la sanction logique d’une vie sexuelle dépravée. Cette perception abusive confirme bien l’impact que peut avoir une maladie dans le rapport entre celui qui en est atteint et ceux qui apprennent cet état.
Une fois l’information et ses conséquences ingérées, la durée de vie de cette maladie, installée en nous, va charrier bien d’autres désagréments sociaux. Avant tout, le regard de l’autre que Michel Mercier, professeur de psychologie à la faculté de Namur (Belgique), précise comme étant « déterminé en fonction de […] normes et valeurs culturelles » (magazine Clair, mars-mai 2009). Premier coup de boutoir à cette identité sociale non désirée qui s’est substituée à celle qu’on avait construite « dans le silence de nos organes », selon la percutante formule du professeur René Leriche (1937) et que dépeint Claire Marin, dans son roman Hors de moi, avec la justesse inégalable de celle qui l’éprouve dans sa chair : cette maladie qui « fait peur et éloigne. Elle lasse, elle inquiète, elle creuse la distance. » La marginalisation s’exprime jusque dans la législation – même si, en l’espèce, c’est pour la protection du malade – comme à l’article L114 du Code de l'action sociale et des familles qui précise la condition pour qu’une maladie chronique relève du handicap : une « restriction de participation à la vie en société ». Lorsque s’ajoute un « regard porteur de différenciation » (Clair, 2009) comme le vit Maëlle, 46 ans, souvent en chaise roulante pour des douleurs rhumatismales aiguës, le drame vécu s’accentue.
Puisque cette « identité de malade phagocyte toutes les autres », ainsi que le diagnostique Claire Marin, par les angles « illness » et « sickness » (deux des trois dimensions de la maladie établies dans Médecine, santé et sciences humaines), le retrait social sans issue peut en résulter. Outre les contraintes physiques liées à la maladie elle-même, la rétractation sociale entretient un enfermement psychologique à l’image de ce que vit ce jeune homme de 22 ans, jusqu’alors « sportif, charmeur, hâbleur » selon ses propres qualificatifs, et dont l’arthrite psoriasique va lui donner « l’impression d’avoir muté » au point de transmuer son rapport à l’alentour dont il n’accepte plus le jugement sous-jacent : « je suis devenu obnubilé par mes différences et préfère m’isoler » (Clair, 2009). Les rets d’une maladie mal assumée par le poids social engendré finissent par emprisonner psychiquement.
« Faire le deuil de sa propre normalité », comme le conseille le professeur Mercier, ne doit pas se figer dans un oubli de soi-même au point de négliger l’objectif primordial : garder une ascendance sur son état en n’ajoutant pas au mal vécu un dérèglement social néfaste.

« Je ne lutte pas contre la maladie, je vis avec » estime Jean-François Léger porteur depuis longtemps du VIH et qui témoigne de son parcours social devant des étudiants en médecine. Allons plus loin avec l'expression "vivre sa maladie", oxymore révélateur de la singulière situation de celui en qui s’ancre une pathologie. Celle-ci implique la mobilisation de ses ressources vitales afin de considérer la maladie comme une part de soi, certes malvenue, mais inévitable. Lorsque les soins laissent poindre un horizon de moindre souffrance, voire de guérison, la priorité tient dans cette solidité mentale qui participe à l’efficacité des initiatives thérapeutiques. Nietzsche, dans Aurore, synthétise l’objectif salutaire pour le malade : qu’il « cesse de souffrir de ses réflexions sur la maladie plus que de la maladie elle-même. » Une maladie s’appréhende avant tout comme une expérience vécue, l’objet de connaissance s’y greffant avec plus ou moins d’efficience selon le support existentiel à disposition.
Cette appropriation doit s’associer à la fréquentation de ceux qui auront le sens d’« ajouter de la vie aux jours lorsqu’on ne peut plus ajouter de jours à la vie » selon la belle formule du professeur Jean Bernard rapportée par Anne-Dauphine Julliand dans Deux petits pas sur le sable mouillé. Thierry Janssen a justement décelé que « la santé est d’abord une affaire sociale » (La maladie a-t-elle un sens ?), a fortiori lorsque celle-ci doit être reconquise ou, à défaut, compensée avec dignité. Soignants et proches ont cette noble charge, dans le professionnalisme humaniste ou l’affection bien dosée à l’image de la maman de la petite Thaïs (A.-D. Julliand), atteinte d’une maladie génétique orpheline, qui résume la teneur de son implication aimante : « […] je n’ai jamais souffert à cause de Thaïs. Jamais. J’ai souffert avec elle », exemplaire attitude dont chaque malade devrait bénéficier. Ce lien réussi tient également à l’attitude du soigné qui doit accepter le regard extérieur afin de s’accepter lui-même et ainsi « foncer vers les autres » comme le revendique Matthieu atteint d’une forme sévère de spondylarthrite ankylosante (Clair, 2009). L’intolérance sociale se corrige par le prisme relationnel adopté en se focalisant sur l’après à portée de vie ou, sans étape suivante envisageable, en transcendant le laps de temps restant.
Thierry Janssen souligne ce que révèle le fait de se déclarer « malade » : un « appel à réintégrer le groupe ». Dépasser les apriorismes avoisinants, les frilosités irrationnelles, c’est brusquer les inerties sociales afin que, pour citer le médecin Kim Jobst, « la maladie et la mort » deviennent « des occasions d’apprendre, d’évoluer et de grandir ». Effort réciproque requis : au malade celui de ne pas capituler face au bouleversement intérieur qui rejaillit comme autant d’ankyloses potentielles ; à l’alentour de ne pas se complaire dans les préjugés simplistes. Cette double exigence ne relève d’aucune utopie, elle répond juste à la définition de ce que l’OMS considère comme étant la santé de tout un chacun et, par symétrie, la prise en charge sociétale de ce que chacun peut traverser comme épreuve physiologique.

Reconnaître la forme d’allergie que semble éprouver la société pour ses malades ne vaut en rien son acceptation qui sonnerait comme un renoncement. Notre modernité civilisée permet de dépasser ces frilosités afin de privilégier le cadre idéal pour vivre au mieux ce passage imposé.

A cette harmonie sociale doit correspondre la bonne proportion entre les bien-portants et les malades : le cacochyme-boom (ex-baby-boom) la déstabilisera-t-il d’ici une vingtaine d’années ?