07 mai 2016

Handicap : un XXIème comme âge plaqué or

Déportation des patients de Liebenau en 1940
Au siècle dernier, le nazisme met en œuvre un effroyable projet, « Aktion T4 » : l’élimination des infirmes et des débiles. Le XXIème voit naître, en 2006, une définition internationale du handicap : l’O.N.U. appelle à protéger la « dignité intrinsèque » des « personnes handicapées » qu’elle définit comme celles présentant « des incapacités (…) durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société (…). » (Convention relative aux droits des personnes handicapées, article 1). Peut-on, pour autant, considérer les seize années de ce siècle comme une période exemplaire dans son approche médico-sociale du handicap ?

Le XXIème siècle s’ouvre avec la Charte des droits fondamentaux de l’U.E. (18.12.2000) qui, dans son article 26, « reconnaît et respecte le droit des personnes handicapées », notamment quant à « leur autonomie, leur intégration sociale et leur participation à la vie de la communauté. » L’année suivante confirme l’intérêt d’organisations supranationales pour ce sujet : l’Assemblée mondiale de la santé de l’O.M.S. adopte la classification internationale des handicaps (C.I.H.) basée sur la complexité des déficiences, incapacités et désavantages – notamment de nature sociale. Ces textes fondamentaux influencent le pouvoir législatif français qui, trente ans après la loi du 30 juin 1975, souvent considérée comme le socle originel des politiques publiques dans ce domaine, vote la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Aux objectifs ambitieux fixés vont se greffer plusieurs initiatives salutaires comme la légalisation, le 9 mai 2014, du don de jours de repos en faveur d’un salarié s’occupant d’un enfant handicapé. Cette profusion législative témoigne d’une volonté renforcée comme jamais, en ce nouveau siècle, d’embrasser sans faux-semblant la question du handicap.
                                   
L’engagement s’affirme aussi chez les professionnels de la santé. Le handicap, qu’il soit physique, sensoriel ou mental, ne peut se contenter d’une approche médicale standardisée. Au-delà des recherches techno-médicales prônées par le transhumanisme, comme celles sur les exosquelettes en vue de remédiations efficaces pour la paralysie, les progrès de la médecine et de l’accompagnement ont permis d’allonger de façon spectaculaire l’espérance de vie des personnes handicapées : ainsi les trisomiques, qui vivaient une trentaine d’années dans les années soixante-dix, peuvent atteindre désormais la soixantaine. La revue Regards Santé (n°6, mars 2005) note d’ailleurs « l’importance de l’implication des médecins dans la prise en charge des personnes handicapées sur le plan médical mais également social ». La détermination des acteurs du soin s’est à nouveau manifestée le 17 décembre 2014 avec l’adoption de la charte Romain Jacob sur « l’accès à la santé des personnes en situation de handicap ». La mobilisation semble donc générale, et ce qui se dessine sur un plan sociétal pourrait confirmer l’excellence de l’époque dans l’intégration du handicap et la sollicitude pour les personnes handicapées.

Dans la panoplie des remédiations (prévention, traitement, compensation), l’action sur l’environnement social du handicap s’avère cruciale. Pour cela, les moyens financiers n’ont jamais été si conséquents. Le pays consacre autour de trente milliards d’euros au handicap, ce qui fait s’enthousiasmer Edouard Tréteau : « on constate d’abord la générosité d’une nation envers ses membres les plus dépendants des autres pour survivre ». (Les Echos, 30.03.16). En sus du volet pécuniaire, le dirigeant de Mediafin souligne « la mobilisation sur le terrain de familles, d’associations, de collectivités pour accompagner les 12 millions (…), dont 700 000 handicapés mentaux, de personnes handicapées en France ». Jauger ce florilège vertueux pourrait nous faire conclure qu’avec le XXIème siècle, enfin ! un pays développé a assimilé le principe que « ne pas être comme les autres (…) ça veut dire être différent des autres » (J.-L. Fournier, Où on va, papa ?) et ne mérite pas la stigmatisation et la mise à l’écart.
Se contenter des bonnes intentions, voire des réels engagements, risque de déformer la réalité actuelle du handicap et de retenir comme la période la plus bénéfique ce qui ressemble fort à un âge en plaqué or.

La façade des engagements ne peut occulter le malaise des protagonistes du soin et de l’accompagnement au point que le préambule de la charte Romain Jacob précitée reconnaît, dix ans après l’entrée en vigueur de la loi fondatrice d’une nouvelle façon d’aborder le handicap, qu’ils se sentent « très démunis face au manque de sensibilisation, de formation et de moyens dédiés aux personnes en situation de handicap ». Aveu d’impuissance ? Le défenseur des droits, Jacques Toubon, semble le penser lorsqu’il constate, selon la reformulation de R. Boyer-Grandjean dans l’article « La France face au défi du handicap » (L’Humanité, 8 avril 2016) que « les parcours de soins insuffisants, souvent chaotiques, faits de ruptures, (…) créent un ʺsur-handicapʺ ». En ce sens, notons les « 6 500 exilés non pas fiscaux, mais mentaux » en Belgique (Les Echos, 30.03.16), autant d’enfants handicapés que les établissements spécialisés français ne peuvent accueillir, faute de place.

A cette déficience médicale s’ajoute des apriorismes sociaux persistant envers ceux que l’euphémisme « handicapé », substitué à « infirme », tente de ne plus discriminer. Que ce soit à l’école ou dans l’entreprise, les handicapés n’ont pas la place qu’ils devraient occuper par rapport à leur proportion dans la société (18 %) En 2011, l’Agefiph constate un taux d’emploi des travailleurs handicapés (dont la première loi à se pencher sur leur sort remonte à… 1957 !) de 3,1 % dans le privé et guère mieux, 3,6 %, dans la fonction publique d’Etat censée donner l’exemple.
Stanislas Tomkiewicz
Le rapport social au handicap trouve un terrible écho dans l’analyse visionnaire faite en 1991 par le psychiatre S. Tomkiewicz : « Les découvertes dans le domaine du diagnostic prénatal seront plus rapides que les progrès thérapeutiques. La suppression du fœtus malade deviendra la règle (…). Un tel fantasme ne peut qu’entraîner un rejet violent de tout enfant hors norme et surtout handicapé. » (C. Gardou, Handicaps – Handicapés : le regard interrogé). On comprend mieux pourquoi J.-L. Fournier, père de deux garçons handicapés, se sent obligé, lorsqu’il parle d’eux, de prendre « un air de circonstance, comme quand on parle d’une catastrophe. »

Porter son handicap s’assimile encore, pour beaucoup, à un chemin de croix. Le 17 novembre 2000, la Cour de cassation adresse un avertissement indirect à la société, qui a encore du mal à accepter ses handicapés, en accordant à Nicolas Perruche une indemnisation du fait d’être né handicapé. Cela obligera le législateur à poser le principe que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance » (loi du 17.01.02). Certes l’exclusion sociale n’a officiellement plus cours, mais les obstacles perdurent et la pleine accessibilité à la vie sociale, de l’école au monde du travail en passant par les soins, se fait encore attendre. Comme un désastreux symbole, les objectifs fixés par la loi de 2005 ont été passés au crible du réel par la presse en 2015 qui en a fait un bilan « plus que mitigé » (France Soir, 11.02.15). Ainsi, après une décennie, 40 % seulement des établissements recevant du public répondent aux normes d’accessibilité.
                                                                         
Ce XXIème siècle n’incarne pas vraiment le meilleur des mondes pour les handicapés. Si les intentions et les engagements se sont multipliés, ils résonnent parfois, à l’épreuve du réel, comme le moyen de se donner bonne conscience, notamment sur le plan social.
Dans ce contexte ambivalent, la fin de vie handicapée mal entourée pourrait générer un nouvel arrêt Perruche, lequel apparaitrait alors comme une désastreuse incitation à reconnaître l’euthanasie active.

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