« Si j’ai
l’occasion, j’aimerais mieux mourir de mon vivant ! » s’amusait
Coluche en 1980 dans son sketch L’étudiant. Le rapport à la Mort,
« celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur » rappelle
Épicure (Lettre à Ménécée), est d’autant plus complexe pour une
discipline et ses actants qui se fixent comme objectif premier de différer la
« cessation complète et définitive de la vie » (Larousse médical,
édition 2006). Peut-on vraiment considérer le trépas comme l’échec primordial
du secteur et comment cela se traduit-il chez les soignants ? N’y
a-t-il pas, pour eux, une tout autre façon d’aborder la fatale issue attendant
certains de leurs malades ?
Alors que l’optique
adversative cantonne la Médecine à se cogner à l’inéluctable Mort, l’approche intégrative
place la mort comme un moment médical à maîtriser.
Dès les premiers pas
en médecine, le mauvais pli peut être pris : jadis cet art visait surtout
l’amélioration des conditions d’hygiène ; désormais ses spectaculaires
progrès techniques poussent certains praticiens à nier l’issue finale
prématurée en se focalisant sur la maladie à guérir. Le guérisseur A. Olivares,
cité par Th. Janssen dans La maladie a-t-elle un sens ?, synthétise
lucidement le trompe l’œil : « La toute-puissance promise par la
science médicale est une illusion », car elle nous laisse « espérer l'invulnérabilité
et l'immortalité que nos ancêtres enviaient aux dieux. » Une étude sur les
étudiants hospitaliers « montre que dès le début de leur cursus, ces EH
ressentent l’échec, l’impuissance médicale et la culpabilité face à la mort »
(Colloque international Mort et Médecine, université de Strasbourg, 19
& 20 novembre 2011) : ils se confient peu aux médecins et aux
psychologues sur la mort d’un patient, comme s’ils étaient porteurs d’un
inavouable échec. Admettre « que la tâche qu’il s’était fixée est
impossible à accomplir » (H. J. Freudenberger L’épuisement
professionnel : la brûlure interne, 1980) peut déclencher une
souffrance chez le médecin, sujet encore tabou.
En n’accordant « pratiquement
plus de place au questionnement philosophique et métaphysique », selon le
diagnostic alarmant de Th. Janssen, la « médecine moderne » réserve à
ses protagonistes de lourdes épreuves psychologiques par le cumul de ces
patients décédés. Ces pertes humaines pèsent sur les soignants, un peu à la
façon de ce que C. Huguenin retient de l’attitude des
« accompagnants » et des « aidants » : « nous
arrivons tous avec au cœur la même souffrance du fardeau et le même déshonneur
de la capitulation » (Alzheimer mon amour). La spécialité médicale comptant
le plus fort taux de suicides dans ses rangs s’avère être celle d’anesthésiste
réanimateur dont les services peuvent connaître jusqu’à un quart des patients
ne survivant pas. Souffrir du décès du soigné s’intensifie avec des facteurs
comme la jeunesse du patient, le drame exprimé par la famille ou la fréquence
des trépas. Pour éviter le sentiment de culpabilité se dessine la dérive vers
une gestion déraisonnable de cas désespérés.
Psychologue
dans une unité de soins palliatifs, Valérie D. décrypte la démarche des
médecins ayant annoncé à leurs patients qu’ils vont bientôt mourir : « ils
tentent […] de repousser le moment où ils ne peuvent plus guérir, c’est-à-dire
où ils renoncent à leur essence de médecin » (article « Les médecins
face à la mort : comment affronter l’irréparable ? », Les
InRocks, 14/09/2011). Le risque d’une fuite en avant existe bien : de
l’acharnement thérapeutique au délaissement des mourants. Th. Janssen a ainsi
stigmatisé le dilemme du pire : « lorsque la maladie et la mort gagne
la partie, […] ils se réfugient derrière leurs artifices technologiques ou […]
ils abandonnent leurs patients. » Cette tentative effrénée de garder le
patient en vie, sans considération de sa propre souffrance, semble traduire ce
qu’un médecin légiste, ex urgentiste, désigne comme le « John Wayne
Syndrom » caractérisant « l’attitude virile et invincible des
médecins du Smur » (Les InRocks, 14/09/2011).
Si l’obstination
à maintenir la vie d’un patient devenu l’objet de performances thérapeutiques
révèle une démarche perdue d’avance, la médecine change, dans certaines
spécialités, son rapport à la mort.
Admettre
que l’on ne peut pas tout facilite une forme de sagesse médicale et favorise le
bon équilibre psychologique face à la mort de patients. L’urgentiste
Jean-Michel L. a établi en 2002 une fiche pratique destinée à ses
confrères afin qu’ils aient les bons réflexes comportementaux pour annoncer un
décès : le positionnement adéquat, les précautions langagières, l’importance
du regard, tout cela relevant, pour lui, d’une « technique de
comédien » (Les InRocks, 14/09/2011). Cette démarche doit rester
compatible avec l’empathie médicale détaillée par Th. Janssen : « L'essentiel […] est dans la
qualité de la présence et l'authenticité du contact, dans la clarté de
l'intention et l'intensité de l'attention. » Cela devrait inspirer le
monde médical sis « entre nous et les innombrables morts » pour citer
la formule de J. Berger et J. Mohr (Un métier idéal). Le décès
assumé comme une possibilité permet de dépasser l’apparent échec provoqué par
la Camarde.
La plus touchante expression de
la philosophie palliative provient de la maman de la petite Thaïs, A.-D.
Julliand, qui, dans Deux petits pas sur le sable mouillé,
reconnaît : « nous ne pouvons
pas [la] sauver » pour ajouter immédiatement que « ce constat n'est
pas un aveu d'échec », mais qu’il permet d’exceller dans l’art de « dispenser
des soins non pour guérir mais pour adoucir la vie. » Voilà bien la
meilleure façon, pour un malade incurable, de n’être pas qu’un réceptacle de
techniques médicales inopérantes et de ne pas « sombrer dans le
monde horizontal, le monde de ceux qu'on oublie dans leur lit » (Hors
de moi, Cl. Marin). Ainsi s’est développée en France, à partir des années
80, la médecine palliative (inspirée de St Christopher’s Hospice de Londres
fondé en 1967 par Cicely Saunders). Depuis, les lois Kouchner (4 mars 2002),
Léonetti (22 avril 2005) et Clayes-Léonetti (2 février 2016) ont apporté
chacune leur pierre juridique à cette Médecine qui se donne comme objectif
d’accompagner le malade dans son cheminement final : entre vie digne et
bonne mort (sans aller jusqu’à l’euthanasie active).
Bien
loin d’être un échec médical, la mort d’un individu qui a fait le choix du don
d’organes post mortem fournit à la Médecine la chance de pouvoir sauver des
vivants. « Je continue à travers quelqu’un d’autre, c’est être utile après
sa mort » résume une donneuse potentielle, et seule la dextérité médicale
va pouvoir sublimer le décès de l’un pour la renaissance de l’autre via une
transplantation salutaire. Une mort source de vie, voilà l’improbable oxymore
médical pourtant en plein développement. Si « les secrets de la vie et de
la mort dépassent souvent l’homme et sa science immense » rappelle A.-D.
Julliand, la discipline médicale incarne magnifiquement ce que Kim Jobst
appelait de ses vœux : faire en sorte que la mort induise « des
occasions d’apprendre, d’évoluer, de grandir. »
La Mort
considérée comme une menace à combattre entraîne la Médecine guérisseuse à
négliger ce que Fr. Bacon préconisait : « faciliter et adoucir
l’agonie et les souffrances de la mort » (Du progrès et de la promotion
des savoirs). Cet échec ressenti ne tient qu’à une conception étroite d’une
médecine qui, au contraire, peut même faire qu’une mort participe à la préservation
d’une vie.
En
revanche, un spectaculaire rallongement existentiel, comme le promettent quelques
géants de la recherche (Google, Facebook, Oracle…), n’apparaitrait-il pas plus ingérable
que la mort naturelle pour le fonctionnement de l’humanité ?