19 avril 2016

La Camarde en blouse blanche

« Si j’ai l’occasion, j’aimerais mieux mourir de mon vivant ! » s’amusait Coluche en 1980 dans son sketch L’étudiant. Le rapport à la Mort, « celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur » rappelle Épicure (Lettre à Ménécée), est d’autant plus complexe pour une discipline et ses actants qui se fixent comme objectif premier de différer la « cessation complète et définitive de la vie » (Larousse médical, édition 2006). Peut-on vraiment considérer le trépas comme l’échec primordial du secteur et comment cela se traduit-il chez les soignants ? N’y a-t-il pas, pour eux, une tout autre façon d’aborder la fatale issue attendant certains de leurs malades ?
Alors que l’optique adversative cantonne la Médecine à se cogner à l’inéluctable Mort, l’approche intégrative place la mort comme un moment médical à maîtriser.

Dès les premiers pas en médecine, le mauvais pli peut être pris : jadis cet art visait surtout l’amélioration des conditions d’hygiène ; désormais ses spectaculaires progrès techniques poussent certains praticiens à nier l’issue finale prématurée en se focalisant sur la maladie à guérir. Le guérisseur A. Olivares, cité par Th. Janssen dans La maladie a-t-elle un sens ?, synthétise lucidement le trompe l’œil : « La toute-puissance promise par la science médicale est une illusion », car elle nous laisse « espérer l'invulnérabilité et l'immortalité que nos ancêtres enviaient aux dieux. » Une étude sur les étudiants hospitaliers « montre que dès le début de leur cursus, ces EH ressentent l’échec, l’impuissance médicale et la culpabilité face à la mort » (Colloque international Mort et Médecine, université de Strasbourg, 19 & 20 novembre 2011) : ils se confient peu aux médecins et aux psychologues sur la mort d’un patient, comme s’ils étaient porteurs d’un inavouable échec. Admettre « que la tâche qu’il s’était fixée est impossible à accomplir » (H. J. Freudenberger L’épuisement professionnel : la brûlure interne, 1980) peut déclencher une souffrance chez le médecin, sujet encore tabou.
En n’accordant « pratiquement plus de place au questionnement philosophique et métaphysique », selon le diagnostic alarmant de Th. Janssen, la « médecine moderne » réserve à ses protagonistes de lourdes épreuves psychologiques par le cumul de ces patients décédés. Ces pertes humaines pèsent sur les soignants, un peu à la façon de ce que C. Huguenin retient de l’attitude des « accompagnants » et des « aidants » : « nous arrivons tous avec au cœur la même souffrance du fardeau et le même déshonneur de la capitulation » (Alzheimer mon amour). La spécialité médicale comptant le plus fort taux de suicides dans ses rangs s’avère être celle d’anesthésiste réanimateur dont les services peuvent connaître jusqu’à un quart des patients ne survivant pas. Souffrir du décès du soigné s’intensifie avec des facteurs comme la jeunesse du patient, le drame exprimé par la famille ou la fréquence des trépas. Pour éviter le sentiment de culpabilité se dessine la dérive vers une gestion déraisonnable de cas désespérés.
Psychologue dans une unité de soins palliatifs, Valérie D. décrypte la démarche des médecins ayant annoncé à leurs patients qu’ils vont bientôt mourir : « ils tentent […] de repousser le moment où ils ne peuvent plus guérir, c’est-à-dire où ils renoncent à leur essence de médecin » (article « Les médecins face à la mort : comment affronter l’irréparable ? », Les InRocks, 14/09/2011). Le risque d’une fuite en avant existe bien : de l’acharnement thérapeutique au délaissement des mourants. Th. Janssen a ainsi stigmatisé le dilemme du pire : « lorsque la maladie et la mort gagne la partie, […] ils se réfugient derrière leurs artifices technologiques ou […] ils abandonnent leurs patients. » Cette tentative effrénée de garder le patient en vie, sans considération de sa propre souffrance, semble traduire ce qu’un médecin légiste, ex urgentiste, désigne comme le « John Wayne Syndrom » caractérisant « l’attitude virile et invincible des médecins du Smur » (Les InRocks, 14/09/2011).
Si l’obstination à maintenir la vie d’un patient devenu l’objet de performances thérapeutiques révèle une démarche perdue d’avance, la médecine change, dans certaines spécialités, son rapport à la mort.

Admettre que l’on ne peut pas tout facilite une forme de sagesse médicale et favorise le bon équilibre psychologique face à la mort de patients. L’urgentiste Jean-Michel L. a établi en 2002 une fiche pratique destinée à ses confrères afin qu’ils aient les bons réflexes comportementaux pour annoncer un décès : le positionnement adéquat, les précautions langagières, l’importance du regard, tout cela relevant, pour lui, d’une « technique de comédien » (Les InRocks, 14/09/2011). Cette démarche doit rester compatible avec l’empathie médicale détaillée par Th. Janssen : « L'essentiel […] est dans la qualité de la présence et l'authenticité du contact, dans la clarté de l'intention et l'intensité de l'attention. » Cela devrait inspirer le monde médical sis « entre nous et les innombrables morts » pour citer la formule de J. Berger et J. Mohr (Un métier idéal). Le décès assumé comme une possibilité permet de dépasser l’apparent échec provoqué par la Camarde.
La plus touchante expression de la philosophie palliative provient de la maman de la petite Thaïs, A.-D. Julliand, qui, dans Deux petits pas sur le sable mouillé, reconnaît : « nous ne pouvons pas [la] sauver » pour ajouter immédiatement que « ce constat n'est pas un aveu d'échec », mais qu’il permet d’exceller dans l’art de « dispenser des soins non pour guérir mais pour adoucir la vie. » Voilà bien la meilleure façon, pour un malade incurable, de n’être pas qu’un réceptacle de techniques médicales inopérantes et de ne pas « sombrer dans le monde horizontal, le monde de ceux qu'on oublie dans leur lit » (Hors de moi, Cl. Marin). Ainsi s’est développée en France, à partir des années 80, la médecine palliative (inspirée de St Christopher’s Hospice de Londres fondé en 1967 par Cicely Saunders). Depuis, les lois Kouchner (4 mars 2002), Léonetti (22 avril 2005) et Clayes-Léonetti (2 février 2016) ont apporté chacune leur pierre juridique à cette Médecine qui se donne comme objectif d’accompagner le malade dans son cheminement final : entre vie digne et bonne mort (sans aller jusqu’à l’euthanasie active).
Bien loin d’être un échec médical, la mort d’un individu qui a fait le choix du don d’organes post mortem fournit à la Médecine la chance de pouvoir sauver des vivants. « Je continue à travers quelqu’un d’autre, c’est être utile après sa mort » résume une donneuse potentielle, et seule la dextérité médicale va pouvoir sublimer le décès de l’un pour la renaissance de l’autre via une transplantation salutaire. Une mort source de vie, voilà l’improbable oxymore médical pourtant en plein développement. Si « les secrets de la vie et de la mort dépassent souvent l’homme et sa science immense » rappelle A.-D. Julliand, la discipline médicale incarne magnifiquement ce que Kim Jobst appelait de ses vœux : faire en sorte que la mort induise « des occasions d’apprendre, d’évoluer, de grandir. »

La Mort considérée comme une menace à combattre entraîne la Médecine guérisseuse à négliger ce que Fr. Bacon préconisait : « faciliter et adoucir l’agonie et les souffrances de la mort » (Du progrès et de la promotion des savoirs). Cet échec ressenti ne tient qu’à une conception étroite d’une médecine qui, au contraire, peut même faire qu’une mort participe à la préservation d’une vie.

En revanche, un spectaculaire rallongement existentiel, comme le promettent quelques géants de la recherche (Google, Facebook, Oracle…), n’apparaitrait-il pas plus ingérable que la mort naturelle pour le fonctionnement de l’humanité ?