D’un coup, ne plus
« appartenir à l’armée des gens d’aplomb », comme l’écrit Virginia
Woolf dans son témoignage De la maladie (1926) toujours si pertinent,
n’est évidemment pas anodin pour la suite de son existence, et ce d’autant plus
que les bien-portants vont modifier leur façon d’être à notre contact dans un
mélange de peur, de rejet voire de dégoût. Cette insidieuse mise en
quarantaine, quels visages prend-elle et quelle voie comportementale adopter
pour compenser ces réactions et tenter de s’approprier au mieux ce qui reste un
temps de vie, même s’il s’impose comme le dernier ?
A l’éprouvante
maladie vient s’ajouter un rejet social plus ou moins larvé, mais qui peut
constituer la prise de conscience, pour le gravement malade, de la plus
bénéfique manière de vivre avec ce mal en soi.
Le premier acte de
son intime tragédie s’articule autour d’une information médicale qui nous fait
basculer dans ce « sentiment de vie contrariée » ainsi que le résume
Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique. Cette sidérante
nouvelle, tel un coup de massue de notre corps à notre esprit, s’accompagne souvent
d’une déflagration sociale, depuis notre cercle relationnel jusqu’à la sphère
professionnelle, qui risque d’obscurcir davantage cette étape indésirable de
notre existence. Si le « miroir embarrassant pour notre société »,
qu’aborde Cécile Huguenin (Alzheimer mon amour) dans le cas spécifique
d’une terrible maladie neurodégénérative, n’apparaît quasiment plus aujourd’hui
comme une colère divine, délirante justification exogène, une pandémie comme le
Sida s’est bien traduite, dans la fantasmagorie d’une partie des sociétés
touchées, comme la sanction logique d’une vie sexuelle dépravée. Cette
perception abusive confirme bien l’impact que peut avoir une maladie dans le
rapport entre celui qui en est atteint et ceux qui apprennent cet état.
Une fois
l’information et ses conséquences ingérées, la durée de vie de cette maladie,
installée en nous, va charrier bien d’autres désagréments sociaux. Avant tout,
le regard de l’autre que Michel Mercier, professeur de psychologie à la faculté de
Namur (Belgique), précise comme étant « déterminé en fonction de […]
normes et valeurs culturelles » (magazine Clair, mars-mai 2009).
Premier coup de boutoir à cette identité sociale non désirée qui s’est
substituée à celle qu’on avait construite « dans le silence de nos
organes », selon la percutante formule du professeur René Leriche (1937) et que dépeint Claire
Marin, dans son roman Hors de moi, avec la justesse inégalable de celle
qui l’éprouve dans sa chair : cette maladie qui « fait peur et
éloigne. Elle lasse, elle inquiète, elle creuse la distance. » La
marginalisation s’exprime jusque dans la législation – même si, en l’espèce,
c’est pour la protection du malade – comme à l’article L114 du Code de l'action sociale et des familles qui
précise la condition pour qu’une maladie chronique relève du handicap :
une « restriction de participation à la vie en société ». Lorsque
s’ajoute un « regard porteur de différenciation » (Clair,
2009) comme le vit Maëlle, 46 ans, souvent en chaise roulante pour des douleurs
rhumatismales aiguës, le drame vécu s’accentue.
Puisque cette
« identité de malade phagocyte toutes les autres », ainsi que le diagnostique
Claire Marin, par les angles « illness » et « sickness »
(deux des trois dimensions de la maladie établies dans Médecine, santé et
sciences humaines), le retrait social sans issue peut en résulter. Outre
les contraintes physiques liées à la maladie elle-même, la rétractation sociale
entretient un enfermement psychologique à l’image de ce que vit ce jeune homme
de 22 ans, jusqu’alors « sportif, charmeur, hâbleur » selon ses
propres qualificatifs, et dont l’arthrite psoriasique va lui donner
« l’impression d’avoir muté » au point de transmuer son rapport à
l’alentour dont il n’accepte plus le jugement sous-jacent : « je suis
devenu obnubilé par mes différences et préfère m’isoler » (Clair,
2009). Les rets d’une maladie mal assumée par le poids social engendré finissent
par emprisonner psychiquement.
« Faire le deuil
de sa propre normalité », comme le conseille le professeur Mercier, ne
doit pas se figer dans un oubli de soi-même au point de négliger l’objectif
primordial : garder une ascendance sur son état en n’ajoutant pas au mal
vécu un dérèglement social néfaste.
« Je ne lutte
pas contre la maladie, je vis avec » estime Jean-François Léger porteur depuis longtemps du VIH et qui témoigne de son parcours social devant des étudiants en médecine. Allons plus loin avec l'expression "vivre sa maladie", oxymore révélateur de la singulière situation de celui en qui
s’ancre une pathologie. Celle-ci implique la mobilisation de ses ressources
vitales afin de considérer la maladie comme une part de soi, certes malvenue,
mais inévitable. Lorsque les soins laissent poindre un horizon de moindre
souffrance, voire de guérison, la priorité tient dans cette solidité mentale
qui participe à l’efficacité des initiatives thérapeutiques. Nietzsche, dans Aurore,
synthétise l’objectif salutaire pour le malade : qu’il « cesse de
souffrir de ses réflexions sur la maladie plus que de la maladie
elle-même. » Une maladie s’appréhende avant tout comme une expérience
vécue, l’objet de connaissance s’y greffant avec plus ou moins d’efficience
selon le support existentiel à disposition.
Cette appropriation
doit s’associer à la fréquentation de ceux qui auront le sens d’« ajouter
de la vie aux jours lorsqu’on ne peut plus ajouter de jours à la vie »
selon la belle formule du professeur Jean Bernard rapportée par Anne-Dauphine Julliand
dans Deux petits pas sur le sable mouillé. Thierry Janssen a justement décelé
que « la santé est d’abord une affaire sociale » (La maladie
a-t-elle un sens ?), a fortiori lorsque celle-ci doit être reconquise
ou, à défaut, compensée avec dignité. Soignants et proches ont cette noble
charge, dans le professionnalisme humaniste ou l’affection bien dosée à l’image
de la maman de la petite Thaïs (A.-D. Julliand), atteinte d’une maladie
génétique orpheline, qui résume la teneur de son implication aimante :
« […] je n’ai jamais souffert à cause de Thaïs. Jamais. J’ai souffert avec
elle », exemplaire attitude dont chaque malade devrait bénéficier. Ce lien
réussi tient également à l’attitude du soigné qui doit accepter le regard extérieur
afin de s’accepter lui-même et ainsi « foncer vers les autres » comme
le revendique Matthieu atteint d’une forme sévère de spondylarthrite
ankylosante (Clair, 2009). L’intolérance sociale se corrige par le
prisme relationnel adopté en se focalisant sur l’après à portée de vie ou, sans
étape suivante envisageable, en transcendant le laps de temps restant.
Thierry Janssen souligne
ce que révèle le fait de se déclarer « malade » : un
« appel à réintégrer le groupe ». Dépasser les apriorismes avoisinants,
les frilosités irrationnelles, c’est brusquer les inerties sociales afin que,
pour citer le médecin Kim Jobst, « la maladie et la mort » deviennent
« des occasions d’apprendre, d’évoluer et de grandir ». Effort
réciproque requis : au malade celui de ne pas capituler face au
bouleversement intérieur qui rejaillit comme autant d’ankyloses
potentielles ; à l’alentour de ne pas se complaire dans les préjugés
simplistes. Cette double exigence ne relève d’aucune utopie, elle répond juste
à la définition de ce que l’OMS considère comme étant la santé de tout un
chacun et, par symétrie, la prise en charge sociétale de ce que chacun peut
traverser comme épreuve physiologique.
Reconnaître la forme
d’allergie que semble éprouver la société pour ses malades ne vaut en rien son
acceptation qui sonnerait comme un renoncement. Notre modernité civilisée
permet de dépasser ces frilosités afin de privilégier le cadre idéal pour vivre
au mieux ce passage imposé.
A cette harmonie
sociale doit correspondre la bonne proportion entre les bien-portants et les
malades : le cacochyme-boom (ex-baby-boom)
la déstabilisera-t-il d’ici une vingtaine d’années ?