Déportation des patients de Liebenau en 1940 |
Au siècle dernier, le nazisme met
en œuvre un effroyable projet, « Aktion T4 » : l’élimination des
infirmes et des débiles. Le XXIème
voit naître, en 2006, une définition internationale du handicap : l’O.N.U.
appelle à protéger la « dignité intrinsèque » des « personnes
handicapées » qu’elle définit comme celles présentant « des
incapacités (…) durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire
obstacle à leur pleine et effective participation à la société (…). » (Convention
relative aux droits des personnes handicapées, article 1). Peut-on, pour
autant, considérer les seize années de ce siècle comme une période exemplaire
dans son approche médico-sociale du handicap ?
Le XXIème siècle
s’ouvre avec la Charte des droits fondamentaux de l’U.E. (18.12.2000) qui, dans
son article 26, « reconnaît et respecte le droit des personnes
handicapées », notamment quant à « leur autonomie, leur intégration
sociale et leur participation à la vie de la communauté. » L’année
suivante confirme l’intérêt d’organisations supranationales pour ce
sujet : l’Assemblée mondiale de la santé de l’O.M.S. adopte la
classification internationale des handicaps (C.I.H.) basée sur la complexité des
déficiences, incapacités et désavantages – notamment de nature sociale. Ces textes
fondamentaux influencent le pouvoir législatif français qui, trente ans après
la loi du 30 juin 1975, souvent considérée comme le socle originel des
politiques publiques dans ce domaine, vote la loi du 11 février 2005 « pour
l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des
personnes handicapées ». Aux objectifs ambitieux fixés vont se greffer plusieurs
initiatives salutaires comme la légalisation, le 9 mai 2014, du don de jours de
repos en faveur d’un salarié s’occupant d’un enfant handicapé. Cette profusion
législative témoigne d’une volonté renforcée comme jamais, en ce nouveau siècle, d’embrasser sans faux-semblant la question du handicap.
L’engagement s’affirme aussi chez
les professionnels de la santé. Le handicap, qu’il soit physique, sensoriel ou
mental, ne peut se contenter d’une approche médicale standardisée. Au-delà des
recherches techno-médicales prônées par le transhumanisme, comme celles sur les
exosquelettes en vue de remédiations efficaces pour la paralysie, les progrès
de la médecine et de l’accompagnement ont permis d’allonger de façon
spectaculaire l’espérance de vie des personnes handicapées : ainsi les
trisomiques, qui vivaient une trentaine d’années dans les années soixante-dix, peuvent
atteindre désormais la soixantaine. La revue Regards Santé (n°6, mars
2005) note d’ailleurs « l’importance de l’implication des médecins dans la
prise en charge des personnes handicapées sur le plan médical mais également
social ». La détermination des acteurs du soin s’est à nouveau manifestée
le 17 décembre 2014 avec l’adoption de la charte Romain Jacob sur
« l’accès à la santé des personnes en situation de handicap ». La
mobilisation semble donc générale, et ce qui se dessine sur un plan sociétal
pourrait confirmer l’excellence de l’époque dans l’intégration du handicap et
la sollicitude pour les personnes handicapées.
Dans la panoplie des remédiations
(prévention, traitement, compensation), l’action sur l’environnement social du
handicap s’avère cruciale. Pour cela, les moyens financiers n’ont jamais été si
conséquents. Le pays consacre autour de trente milliards d’euros au handicap,
ce qui fait s’enthousiasmer Edouard Tréteau : « on constate d’abord
la générosité d’une nation envers ses membres les plus dépendants des autres
pour survivre ». (Les Echos, 30.03.16). En sus du volet pécuniaire,
le dirigeant de Mediafin souligne « la mobilisation sur le terrain de
familles, d’associations, de collectivités pour accompagner les 12 millions
(…), dont 700 000 handicapés mentaux, de personnes handicapées en
France ». Jauger ce florilège vertueux pourrait nous faire conclure
qu’avec le XXIème siècle, enfin ! un pays développé a assimilé
le principe que « ne pas être comme les autres (…) ça veut dire être
différent des autres » (J.-L. Fournier, Où on va, papa ?) et
ne mérite pas la stigmatisation et la mise à l’écart.
Se contenter des bonnes
intentions, voire des réels engagements, risque de déformer la réalité actuelle
du handicap et de retenir comme la période la plus bénéfique ce qui ressemble
fort à un âge en plaqué or.
La façade des engagements ne peut
occulter le malaise des protagonistes du soin et de l’accompagnement au point
que le préambule de la charte Romain Jacob précitée reconnaît, dix ans après
l’entrée en vigueur de la loi fondatrice d’une nouvelle façon d’aborder le
handicap, qu’ils se sentent « très démunis face au manque de
sensibilisation, de formation et de moyens dédiés aux personnes en situation de
handicap ». Aveu d’impuissance ? Le défenseur des droits, Jacques
Toubon, semble le penser lorsqu’il constate, selon la reformulation de R.
Boyer-Grandjean dans l’article « La France face au défi du handicap »
(L’Humanité, 8 avril 2016) que « les parcours de soins
insuffisants, souvent chaotiques, faits de ruptures, (…) créent un
ʺsur-handicapʺ ». En ce sens, notons les « 6 500 exilés non pas
fiscaux, mais mentaux » en Belgique (Les Echos, 30.03.16), autant
d’enfants handicapés que les établissements spécialisés français ne peuvent
accueillir, faute de place.
A cette déficience médicale
s’ajoute des apriorismes sociaux persistant envers ceux que l’euphémisme
« handicapé », substitué à « infirme », tente de ne plus
discriminer. Que ce soit à l’école ou dans l’entreprise, les handicapés n’ont
pas la place qu’ils devraient occuper par rapport à leur proportion dans la
société (18 %) En 2011, l’Agefiph constate un taux d’emploi des
travailleurs handicapés (dont la première loi à se pencher sur leur sort
remonte à… 1957 !) de 3,1 % dans le privé et guère mieux, 3,6 %,
dans la fonction publique d’Etat censée donner l’exemple.
Stanislas Tomkiewicz |
Le rapport social au handicap
trouve un terrible écho dans l’analyse visionnaire faite en 1991 par le
psychiatre S. Tomkiewicz : « Les découvertes dans le domaine du
diagnostic prénatal seront plus rapides que les progrès thérapeutiques. La
suppression du fœtus malade deviendra la règle (…). Un tel fantasme ne peut
qu’entraîner un rejet violent de tout enfant hors norme et surtout handicapé. »
(C. Gardou, Handicaps – Handicapés : le regard interrogé). On
comprend mieux pourquoi J.-L. Fournier, père de deux garçons handicapés, se
sent obligé, lorsqu’il parle d’eux, de prendre « un air de circonstance,
comme quand on parle d’une catastrophe. »
Porter son handicap s’assimile
encore, pour beaucoup, à un chemin de croix. Le 17 novembre 2000, la Cour de
cassation adresse un avertissement indirect à la société, qui a encore du mal à
accepter ses handicapés, en accordant à Nicolas Perruche une indemnisation du
fait d’être né handicapé. Cela obligera le législateur à poser le principe que « nul
ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance » (loi du
17.01.02). Certes l’exclusion sociale n’a officiellement plus cours, mais les
obstacles perdurent et la pleine accessibilité à la vie sociale, de l’école au
monde du travail en passant par les soins, se fait encore attendre. Comme un
désastreux symbole, les objectifs fixés par la loi de 2005 ont été passés au
crible du réel par la presse en 2015 qui en a fait un bilan « plus que
mitigé » (France Soir, 11.02.15). Ainsi, après une décennie,
40 % seulement des établissements recevant du public répondent aux normes
d’accessibilité.
Dans ce contexte ambivalent, la fin de vie handicapée mal entourée pourrait générer un nouvel arrêt Perruche, lequel apparaitrait alors comme une désastreuse incitation à reconnaître l’euthanasie active.