29 mai 2025

Un Sisyphe tombal

 1er janvier

Je sens que mon temps est venu de laisser ce monde auquel je suis inadapté. Les tourments sont trop oppressants.

Sous la couette-linceul je reste étendu. Le silence. Me laisser gagner par la vieillesse si le mal ne m’emporte pas. A mon âge la plupart des Romantiques avaient disparu. Les Dumas, de Nerval, Baudelaire, Balzac, Delacroix… L’Armée des romantiques en quatre volets dépeint leurs pérégrinations artistiques dans la sève des jeunes années jusqu’aux désillusions du crépuscule. Le patriarche Hugo vivra quelques années politiques supplémentaires, mais les souffrances pétrissaient son cœur.

Retiré de tout, je n’ai évidemment rien de commun avec ces créateurs. Même le Charles Juliet du Vingtième cultive un relationnel. J’ai pour ma part méthodiquement éradiqué toute source humaine. Cela va continuer jusqu’à ma propre extinction. Journal de Juliet – 13 janvier 1982 : "Depuis l'adolescence, le besoin ne m'a pas quitté de partir en quête de ce que j'ai perdu sans jamais l'avoir possédé."

La lente désagrégation est en cours. Désocialisation, désintérêt pour quasiment tout, isolement forcené… les spécificités essentielles de l’humanité disparaissent en moi. Agonie sans retour. Vie sans horizon, désormais.

2 janvier

Quasiment pas dormi, agité par des tourments, un cauchemar avec suicides... j'ai eu du mal à me lever pour aller donner deux heures de cours dont je sors à l'instant. Je rentre. Je reste chez moi, comme tous ces jours. Dépérissement.

J’éradique toute forme d’espérance, anesthésie tout ressenti, errant aux confins de l’inexistant. Inapte à la vie, je meurs.

3 janvier

Sentir ses forces diminuer, la lassitude se systématiser, toute forme de joie disparaître à jamais. Me résigner à quoi : au néant ou au sordide… Je suis coupé des autres, j’en ai eu la confirmation la semaine dernière : tout s’est passé en prestation et à aucun moment je ne me suis senti moi-même. Quelque chose est mort en moi.

Et cette logorrhée qui tourne à vide… ne sortira jamais du néant dans lequel elle s’enfonce sitôt rédigée.

4 janvier

Que devrais-je faire ? Me vautrer dans la fange pour assouvir mes besoins sexuels ? Passer par-dessus bord ce qui m’a guidé pour reprendre la recherche effrénée de coups tirés ? Est-ce vraiment la fin d’existence que je veux ? Jouir sans attache et finir par en crever, comme Félix Faure [nom de l’avenue où je réside] ? L’ironie existentielle poussée jusqu’au bout… Je devrais donc renoncer à ce qui a été la quête d’une vie et faire comme si j’étais passé à autre chose, c’est-à-dire à la vacuité relationnelle orientée vers la seule satisfaction charnelle.

Peut-être que je ne vaux rien de plus que ces sordides histoires d’un soir de blafardes coucheries. Tuer tout ce dont je croyais être fait, depuis cette Rencontre, et régresser à l’avant, quand mon mal-être se dissimulait derrière une pratique démultipliée de la séduction intéressée. L’artificiel comme seule aspiration. Bien triste crépuscule.

5 janvier

Plus qu’un semblant d'existence. Vivoter ainsi jusqu’à la fin sans plus aucune joie de vivre, sans projet, sans avenir.

Rupture psychique pour sombrer dans une léthargie terminale, peut-être ce qui me guette.

Entre la tempête et d'obsédantes pensées, impossible endormissement. Je vais en devenir malade.

6 janvier

Jamais je ne me suis senti si à bout de tout, sans force, prêt à me laisser embarquer par la mort. Cette perte de sens a dû déclencher quelque chose en moi qui relève d'une forme de maladie mentale. Je devrais peut-être tout abandonner, ne plus me battre pour ce que je crois être mon aspiration et me laisser mourir.

Crâne en furie : il a ce prurit qui augure une nuit tourmentée. Je n'arrive pas à sortir ces pensées qui tambourinent. Tout ce pour quoi je sais être fait, je ne peux le vivre. Tout ce à quoi j'ai droit me révulse ou m'indiffère. Je me suis trompé d'existence ou pire, je n'aurai jamais dû naître.


7 janvier

Tout se bouscule en moi. Cette vie impossible donc gâchée. Le deuil dont je ne sors pas. L'anéantissement de toute vie sociale. L'impasse mortifère de cette mise à distance. Ne vaut-il mieux pas ne plus être, que subir cette infra-vie ?

11 janvier

Sombre soirée pour moi. On s'habitue à la non-vie, antichambre mortuaire.

12 janvier

Le monde m’est de plus en plus étranger.

13 janvier

Plus rien à écrire. J’aurai raclé le possible jusqu’à l’insignifiance expressive. Les années assèchent le flux et aseptisent le fond. Ne reste que la coquille.

14 janvier

Être en sursis : voilà comment je sens les quelques années qui me restent. Le plaisir de vivre avec projet, projection et jubilation présente a totalement disparu. Anéantissement de toute ma sociabilité. Seules les interventions professionnelles me contraignent à être encore en interaction avec mes contemporains. Pour le reste, la réclusion opère. La sentence fait son œuvre.

La fatigue qui s’abat sur moi dès que je remplis ces lignes ou que je lis Juliet confirme mon inappétence pour ce monde.


15 janvier

Être heureux doit être au-dessus de mes forces. Cas désespéré. Défaite actée. Il n’y aura rien que désillusion pour cette suite et fin d’infra-vie. Plus la force de rien. Même tracer ces poussives lignes n’engendre plus aucune créativité. Ressort perdu. Décrépitude galopante avec mutisme en ligne de mire.

16 janvier

Charles Juliet, le 28 juillet 1983, retour des sombres lignes qui résonnent tant en moi : « Las. Découragé. En cette zone de lucidité où tout se décolore, s’affadit, où la conscience de notre précarité, de notre impermanence m’écrase, me retire toute envie de faire quoi que ce soit. Il y a des années que je ne me suis senti pareillement médiocre, vide, inutile. »

Le 31 juillet de la même année il précise que son écriture se concentre sur la poésie et le Journal. Son impératif : « éliminer (…) les productions de l’imaginaire. Inventer, c’eût été pour moi mentir, et la seule idée de ce mensonge m’était intolérable. » Mon rejet du mastodonte éditorial, le ROMAN, rots de l’imagination qui ment complaisamment.

22 octobre 1983, sur la complicité outre-temps : « Des êtres que nous ne rencontrerons jamais, qui peuvent avoir vécu il y a plusieurs siècles, font ainsi partie intégrante de notre substance la plus intime, deviennent des compagnons de vie avec lesquels nous ne cessons d’échanger. » Pour moi il y eut Montaigne, Rabelais, Artaud et son Ombilic, Bloy et Léautaud, Céline et aujourd’hui Juliet.

Pages 88 et suivantes du tome IV, son rapport contrasté et évolutif à Lyon. «Je redoute cette ville inconnue qui m’offre ce soir un visage hostile. » Puis : « Une ville amène, vivante, lumineuse, ayant parfois l’air et la nonchalance d’une ville du Midi et dont on peut légitimement penser qu’elle est un lieu où il doit être fort agréable de vivre. »

« (…) ces soirs d’avril ou d’automne, place Bellecour, au moment où la nuit tombe, alors que la théâtrale colline de Fourvière se découpe en noir sur un ciel de tourmente, et qu’un ultime rayon de soleil veloute d’une lumière mourante les gris subtils nuages en tumulte, fouaillés par le vent. »

« (…) le contraste entre la vaste trouée que ménage un Rhône aux eaux parfois sauvages (…) et l’étroit couloir où stagne une Saône inerte, enserrée dans ses quais ».

Je devrais, en écho et en hommage à cette métropole cardinalement discrète, noter quelques instantanés, ressentis, émotions qu’elle a su engendrer.

17 janvier

Longue marche depuis le cours Vitton jusqu’au cimetière ancien de la Croix-Rousse pour passer un moment près de ma Blandine. Les bruyères et la plante grasse tiennent bon malgré le froid. Intense moment près d’elle. A chaque fois cette souffrance plus vive de me dire qu’elle n’est plus là. Cet "être de lumière" (expression de Musine) reste bien là, vivant en moi, mais me manquant atrocement chaque jour depuis qu’elle s’en est allée rejoindre le firmament.


19 janvier

Juliet – 25 février 1984 – "Tailladé. Terrassé. Redressé. Exalté. Une allégresse indissociable d'une souffrance qui me rappelle au tragique de la vie. Une ardeur à vivre exacerbée, alors que tout ce que je suis halète, crie, geint, exulte."

Me voilà plombé par un malaise nauséeux, dépossédé de toute énergie, comme si la vie n’avait plus rien à faire en moi.

Vu une moitié d’un documentaire consacré à l’actrice Sharon Stone. Comme souvent, désormais, je retrouve une figure médiatique familière dans mon adolescence et ma vie de jeune adulte sans l’avoir vue depuis au moins dix ans. Ce décalage temporel, avec le vieillissement inhérent, dans son cas peut-être suppléé par quelques interventions chirurgicales, m’anéantit. Une lassitude rongeante qui rend tout vain. Le mal-être atteint une telle profondeur qu’il rend indistinctes les parts psychique et physiologique. Et cette fatigue… une vieillesse déjà là.

20 janvier

Trump II, jour 1 : la frénésie présidentielle va s’incarner dans quelques dizaines de décrets pour signifier clairement à ses électeurs qu’il agit. Toujours cette personnalisation obscène de la chose politique qui trouve en lui un paroxysme dans un pays encore démocratique. Et l’UE ? Une serpillère prête à tous les compromis. Les Lagarde de la BCE et autres responsables de la Commission adoptent l’indigne louvoiement comme réponse à la brute américaine. Sinistre construction au ras du cloaque désormais. Quelques voix, notamment celle du si gaulliste de Villepin, appellent au sursaut européen. Insuffisant pour nous arracher à l’inertie mortifère.


21 janvier

Bourrasque de sang

Glace les cendres

Au feu du firmament

Se cisaille l'étrange

Je n'ai plus que la mort en ligne de mire. Jamais été dans un tel isolement. Plus de contact avec rien. L'illusoire s'ajoute au dérisoire, le dégoût à la répulsion. Crever, plus que ça de viable.

Le grotesque d’Ubu-Trump atteint la quintessence. Ses déhanchements sur un air de Village People alors qu’il agite un sabre pour singer sa puissance, résument le délire gesticulatoire.

Toujours cette extrême lassitude qui prend le dessus et me laisse sur la berge de mes propres réflexions. Je me liquéfie.

22 janvier

Chaque soir, après avoir tenté d'émerger du cercueil, je retombe au fond. Condamné à cette non-vie par incapacité à me supprimer d'un coup bref. Je sais pourtant ne déjà plus faire partie des vivants sans pouvoir me glisser chez les morts. Inapte à interagir je reste dans le silence, seul, noyé dans ce qui subsiste du passé avant que tout soit englouti pour l'oubli éternel.


24 janvier

La conspiration du silence, documentaire en plusieurs volets consacré aux multiples crimes de prédateurs sexuels ayant sévi plusieurs décennies dans l’Yonne et aux dysfonctionnements des principaux services de l’Etat, au premier rang desquels la Justice. L’incompétence, ou pire la complaisance, de magistrats a indirectement laissé prospérer ces tueurs et/ou pédocriminels en série. Le montage du doc est particulièrement efficace et montre des images glaçantes de ce département, de sa préfecture et de l’ambiance y régnant. Tout me rappelle étrangement (ou logiquement) les terres de la Somme et surtout de l’Aisne avec son prédateur désormais en cendre, l’abject Heïm.

Retour du vent tempétueux cette nuit. Ce défilé de semaines donne le tournis et ne m’apporte plus rien qu’une lassitude redoublée.

26 janvier

Quelque chose de flétri dans mon particulaire royaume. Toute cette légèreté anéantie par la dévastation : perte de ma Blandine. Cette peine dénature mon rapport à l’alentour, rendant plus aiguë et ingérable le penchant misanthropique qui couvait.

Tout le passé va s’effacer et rien de moi ne subsistera. Sans doute une forme de nihilisme intime que je ne parviens plus à dompter. Assister à son propre effondrement jusqu’à ce que le néant s’ensuive.

27 janvier

J'ai décidé de ne plus rien attendre ou chercher dans cette piteuse fin d'existence. Ma réclusion de vieillard sans aucun contact sera la forme de mon lent suicide.

28 janvier

Lorsqu'on ne trouve plus le sommeil c'est que seule la mort peut nous offrir le repos. J'ai trop cumulé de souffrances. Je ne tiendrai pas longtemps. Je me vide de toute pulsion vitale. Ne pas résister à l'appel de la Camarde. Elle seule sera ma compagne, pour l'éternité. Je ne laisse rien. Ni descendance, ni œuvre, ni quoi que ce soit. Je peux m'éteindre dans l'indifférence puisque c'est ce que j'éprouve pour ce monde. Étranger à tout. Le vide. Le néant. L'absolu rien.