La pratique médicale du docteur Knock (Knock ou le triomphe de la médecine,
pièce de Jules Romains, 1923) se fixe comme impératif de déceler le malade qui
sommeille chez tout bien portant, incarnant ainsi la ligne anti-hippocratique
de la démarche de soin. Le professeur Louis Portes, ambivalent président du
Conseil supérieur de l’Ordre des médecins de 1942 à 1956 résume une tout autre
philosophie thérapeutique qui doit régner lors d’une consultation, moment
privilégié entre le soigné et le soignant : "une confiance qui rejoint librement une conscience". Le second, selon cette
approche, devrait être reconnu et accepté par le premier pour l’exercice éthique
de son savoir. La symbiose d’un patient s’en remettant totalement à la déontologie
du médecin est-elle concevable pour la médecine contemporaine ?
Si l’impératif humaniste demeure un
objectif de tous les instants dans cette discipline, les contraintes cumulées
s’érigent comme autant de rappels à ce que doit être l’âge réaliste d’une
médecine idéalisée.
L’humanisme,
tel que défendu par Montaigne ou Rabelais, exige de considérer la personne
humaine comme une fin. L’acte de soin, par essence, relève de cette attention
de chaque instant. Raoul Dautry, en 1929, dans une allocution aux médecins du
Réseau de chemin de fer de l’Etat, rappelle un principe professionnel
fondamental : « (…) la meilleure façon de bien exercer son métier est
de vivre quelque chose de plus grand que le métier lui-même ». Ce souci
d’une démarche englobante trouve son écho antique chez Hippocrate de Cos :
son serment amorce l’éthique d’une démarche médicale qui s’abstient « de
tout mal et [de] toute injustice ». Le Conseil de l’ordre des médecins, loin
de délaisser ce message primordial, lui a conféré un statut référentiel, à
l’image de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen dans le
domaine politique, et sa formulation sacralise l’humanisme exigé du soignant :
« Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir
hérité des circonstances pour forcer les consciences. »
Au-delà de l’attitude humaniste propre
au thérapeute, c’est bien le lien cultivé entre médecin et patient qui
parachève le modèle de la démarche de soin à suivre lors d’une consultation,
instant révélateur de l’état éthique de notre médecine.
Sans verser dans la dévotion évoquée
dans Le Docteur Pascal d’Emile
Zola (« Ces pauvres gens lui serraient les mains, lui auraient baisé les
pieds, le regardaient avec des yeux luisant de gratitude ») le rapport
entre ces deux êtres, en rencontre médicosociale, ne peut tolérer la méfiance.
Certes, nous ne sommes plus à l’époque paternaliste de la médecine qui
infantilisait le patient, mais pour que cette « confiance » trouve un
répondant sincère, il faut qu’en face une « conscience » se dessine
afin d’intégrer la complexité des ressentis de celui qui consulte. Kant prônait
la réceptivité à la souffrance dans une distance maîtrisée et la mise en commun
de la parole mutuelle. Là réside tout l’équilibre humaniste de la consultation.
Cette approche humaine offre à la
discipline médicale l’opportunité de prendre en compte le discours du patient,
tant dans son contenu que dans sa façon de l’exprimer. Cela contrecarre le
portrait que Celse (Ier siècle) avait fait du chirurgien, technicien
hors pair mais imperméable à son alter ego soigné : « il doit tout
faire comme si aucune plainte du patient ne l’affectait ». Le patient ne
peut plus être, aujourd’hui, celui qui endure sans mot dire. L’humanisme
requiert l’écoute analytique, laquelle facilite le diagnostic et améliore la
qualité de la décision thérapeutique. Le ressenti du soigné participe donc bien
à l’élaboration de ce qui doit ressortir d’une consultation, premier acte
déterminant d’une maïeutique médicale.
Tous ces préceptes déontologiques, que
le plus célèbre représentant de l’École de Cos ne renierait pas, ne peuvent
trouver leur envergure moderne qu’en tenant compte des contraintes actuelles,
lesquelles donnent un visage plus réaliste à cet humanisme invoqué.
Les outils techniques à disposition du
soignant se sophistiquent et se diversifient au point de parfois phagocyter la
part de l’humain dans le processus de soin. Le philosophe grec Platon rappelle
que la médecine est une « teknê » qui, tout comme l’éducation, figure
parmi « les Arts du Salut ». La facette technique ne peut évidemment
pas être ignorée : il revient au médecin de la contrôler afin que cette aide
précieuse, mais sans âme, ne porte pas atteinte à ce qu’il convient de
sanctuariser comme dimension relationnelle et, au contraire, s’articule avec
cette dernière pour une bénéfique complémentarité. Nicole Lafont (interniste et
psychiatre) ajoute, dans une formule incisive, que le médecin doit, à tout
prix, éviter de devenir « l’outil de ses outils ».
Là où la maîtrise du médecin
s’amenuise, au point parfois de détériorer la consultation, c’est face aux
pressions économiques et aux tâches administratives croissantes qui grignotent
ce temps médical essentiel, aujourd’hui un gros quart d’heure en moyenne par
patient selon une enquête (2006) du ministère de la Santé. L’organisation financière
du système de santé s’accommode, depuis des décennies, d’une situation
déficitaire : certains prévoient un déficit annuel de l’assurance maladie
de 100 milliards d’euros en 2020 (DEA de Florian Mayneris à l’EHESS sous la
direction de Thomas Piketti, 2004). Sans prise en compte humaine dans le processus soignant, la réalité financière pourrait atteindre
gravement notre généreux système de santé. La bonne gestion des deniers publics
ne s’oppose d’ailleurs pas au respect du patient, lequel peut, en parallèle,
comme citoyen, apprécier la manière dont ses prélèvements sociaux sont utilisés
par le secteur médical.
Cette exigence, qui sort la médecine
d’une tour d’ivoire éthérée, se retrouve sous une forme plus contestable dans
ce que le patient attend de son médecin, influencé par la consultation préalable de sites sur Internet qui peuvent faire
germer ou hypertrophier une hypocondrie latente chez l’internaute-patient au
point, parfois, de pratiquer l’automédication. Là se niche l’atteinte la plus
grave à la confiance qu’un patient devrait avoir pour son interlocuteur sachant dans l’univers réel. Le pseudo savoir
glané sur la toile parasite le contenu de la consultation en obligeant le
médecin à déconstruire les apriorismes de l’impatient ausculté. Cette factice
connaissance pollue la médecine humaniste par une suspicion pavlovienne qui incite,
parfois, à saisir la juridiction compétente. C’est donc aussi au patient de
respecter les règles du contrat déontologique qui régit toute consultation, sous
peine de rendre adversatif et contreproductif cet instant crucial d’échanges.
« L’humanisme médical doit vivre avec son
temps » rappelle l’Académie de médecine. Il lui faut trouver une voie en
phase avec les impératifs qui font de cette activité humaine l’une des plus sensibles
aux évolutions socio-économiques. Ce chemin doit être balisé en responsabilité
partagée, même si le soignant, en « conscience », insuffle une
orientation décisive.
L’humanisme survivra-t-il, en
médecine, lorsque le diagnostic sera à la portée de l’intelligence artificielle
consultable à distance à tout instant pour une performance désincarnée ?