Envisager
quelques tirs, quelques cris, beaucoup de résignation ou de confiance faiblarde
dans la justification clamée par les crieurs du village pour se réunir sur le
champ de foire. Le S.S. sait y faire : osciller entre fermeté intraitable
et paroles rassurantes avant d’exhiber son rictus barbare. Autour de cet espace
d’incertitude, d’angoisse, de redoutables interrogations, se dressent
aujourd’hui d’irrégulières arêtes pierreuses, des pans interrompus, des
semblants de bâtisses. Là, au centre, gagnait la terreur collective.
Hommes
conduits et concentrés dans six lieux choisis. Ancrés dans ces granges éventrées
les tirs en rafales pour faire tomber, les balles individuelles pour
achever : là, six qui s’échappent pour des dizaines qui succombent. Pas de
toit, plus jamais, deux ouvertures sans fenêtre, cette noirceur sur la tranche
des murs aux lignes hachées. Le S.S., avec la maniaquerie qui le raidissait,
balayait soigneusement l’endroit où devait se dresser la mitrailleuse lourde,
juste face à l’entrée. Méticulosité assassine.
L’église
se dresse encore avec sa béance au sommet. Devant elle, toujours ces restes
minéraux au sang noir pétrifié. A l’intérieur, l’agonie des femmes et des
enfants : asphyxiés, balles reçues, brûlés vifs… une seule mère parviendra
à sortir de cet enfer. Silence lourd, ombres signifiantes, rappel de chaque
seconde du martyr.
Incendiés,
détruits, les logis, les commerces, les écoles, les bâtiments publics. Çà et là
des objets familiers : la carcasse d’un véhicule, une machine à coudre
rouillée, un lit broyé… Les artères se suivent et témoignent de l’acharnement à
tout faire disparaître.
Ici
trône une maisonnée, son squelette plutôt, avec l’épineux au faîte tranché
comme pour ne pas trop surplomber la demeure sans toit, sans portes ni fenêtres. Le
gris des murs pour tout confort avec quelques liserés de briques.
Là,
une plongée dans la ruine criminelle, celle ébène par le déchaînement des
bourreaux : formes torturées, ouvertures inutiles sur le vide qui s’impose.
Le cœur se serre.
Passer
outre ces angles sombres et s’arrêter devant le triptyque pierreux, régression
bâtimentaire forcée pour ne plus jamais s’épanouir comme foyer : ruines
épurées enfantées par le fléau nazi.
Monceaux
de restes dressés vaille que vaille vers un ciel incertain. Difficile
d’imaginer l’intégrité vivante d’avant Das
Reich de l’endroit. Coups si profonds dans chaque construction, à la façon
des Gueules cassées de la Première Guerre, qu’ils ravivent les plaies des
survivants. Bouleversement du visiteur.
Ce
pourrait être un tableau bucolique, avec ses feuillus, ses vieilles pierres et
son azur bleu-blanc : morbide immobilité. Le crime des crimes vise à tout
éradiquer : les êtres, le cadavre de ces êtres, leurs biens…
Ombre
dans le cabinet de la dentiste. Plus rien de ce qui pourrait humaniser, la
luminosité solaire elle-même glace. Au fond, un objet rouillé, informe, rend encore plus impossible toute reprise de vie.
Le
supplice jusqu’au tréfonds du lieu, dans sa manière de se tendre vers nous, de
former cet ensemble tourmenté. Pire que le néant : ce réel.
Pas
des vestiges antiques, mais la première moitié d’un vingtième siècle aux
cataclysmes orchestrés.
Pas
de point de fuite, juste une enfilade d’existences saccagées. La balance
oubliée par les pilleurs meurtriers, les outils bien rangés, le volet de
travers : chaque chose délivre la dose d’émotion au visiteur du
vingt-et-unième qui passe.
Regarder
à travers ces barreaux : une façon de se croire à l’abri, de mettre en
quarantaine le saccage sanglant accompli ou un leurre, la factice séparation d’un
décor reproductible à l’infini des haines humaines ?
Une
entrée sans issue, un escalier vers nulle part, des ouvertures privées de leur
fenêtre : la litanie visuelle d’un village amputé jusqu’à ce que mort s’ensuive
et qu’une poussée végétale esthétise les décombres. Plus de sept décennies ont
passé depuis ce brasier communal, et pourtant…
L’anti-obélisque,
ce pic, au côté charcuté, se dresse au centre de l’innommable : oppressante
présence encadrée, au premier plan, par deux blocs qui dégorgent encore tant d’affronts
endurés.
Le
ballet tourmenté des courbes et des lignes, hantise des recoins alors
inachevés, force à se statufier le temps d’une pleine conscience de la
désarticulation qui s’élance ici : hurlements d’une architecture
apocalyptique.
A la
fin de cette éprouvante déambulation, cet oiseau fixe mon objectif depuis un semi
mur, après avoir fait trempette dans une flaque proche : bras d’honneur au
baroud d’horreur nazi, pensée émue à toutes ses victimes.
Parcours photographique réalisé le 8 août 2017 et acrostweet sur le village martyr dans le Répertoire.